Deux pour quinze
Avec Eric Métayer, Christian Pereira
Tableaux d'un tournage hollywoodien dans un petit coin d'Irlande...
Une découverte britannique, portée par deux comédiens stupéfiants qui
incarnent seuls une quinzaine de personnages. Une bonne soirée.
Théâtre La Bruyère, tél : 01.48.74.76.99.
DES CAILLOUX PLEIN LES POCHES
de Marie Jones
Décidément, Stephan Meldegg est fou. Ne monter, dans un théâtre privé,
que des nouveautés contemporaines, souvent étrangères, généralement
signées d'inconnus, pas obligatoirement drôles, mais plutôt chargées
d'un message humaniste, les faire jouer par des comédiens certes
chevronnés mais rarement illustres, ce pourrait être suicidaire...
Mais le directeur du théâtre La Bruyère est un fou très sage. Un fou
de théâtre qui a, pour trouver le petit bijou original, jamais
vulgaire, à la fois émouvant et divertissant, a un flair exceptionnel
: il fête cette année ses vingt ans à la tête de sa salle, et le mur
de son vestibule sera bientôt trop petit pour accueillir le rappel de
tous les molières glanés au fil de tout ce temps comme directeur,
adaptateur (souvent avec sa femme, la comédienne Attica Guedj) et
metteur en scène.
Un immense succès à Londres
Il est à nouveau tout cela pour le nouveau spectacle qu'il nous offre
cette rentrée, et l'on a presque envie de parier que ces « Cailloux
plein les poches » vont en 2004 allonger la liste... Ils sont signés
d'une comédienne et dramaturge irlandaise, Marie Jones. Jamais encore
jouée à Paris, elle est pourtant l'auteur déjà d'une vingtaine de
pièces, dont celle-ci, lauréate du Laurence Award de la meilleure
comédie, a connu un immense succès à Londres. On le comprend.
Insolite, décapante, drôle et grave, sur un sujet pour le moins
surprenant à la scène, puisqu'il s'agit du tournage d'un film, elle
adopte en prime une forme extrêmement audacieuse : seuls en scène,
deux comédiens incarnent, respectivement, huit et sept personnages.
Une bénédiction pour les finances du théâtre... Et l'occasion, pour
les deux interprètes, choisis par Meldegg, d'une performance
ébouriffante !
Nous sommes, donc, dans un coin de la verte Irlande, où une équipe
hollywoodienne est venue tourner un mélo paysan, « La Vallée
tranquille », mettant sens dessus dessous toute la région. Deux
chômeurs font partie de la horde de figurants qui vont, au gré du
script, creuser la tourbe ou acclamer le héros le jour de son mariage
avec une riche héritière. Au lever du rideau, dans un décor herbu, ils
copinent devant la cantine, casquette vissée sur la tête, et
commentent avec gouaille les manières colonisatrices de l'équipe. A
laquelle ensuite, sans crier gare, ils cèdent la place : en tournant
leur casquette, en gonflant les joues, en courbant le dos, en relevant
leur col, en changeant de voix, d'attitude, dans la micro-seconde, ils
deviennent, tour à tour, le metteur en scène, très lointain, son
assistant, qui cache son ascendance irlandaise, la troisième
assistante, une jeune Allemande, la star du film, l'Italienne Lucia,
son coach, anglais, son garde du corps, un vrai gorille américain, un
machiniste dealer de coke venu de l'Europe de l'Est...
Joyeusement féroce
Et aussi le plus vieux des figurants, un soiffard qui a tourné dans «
L'homme tranquille » de John Ford, et encore Sean, le jeune garçon
dont le suicide, « des cailloux dans les poches », donne son titre à
la pièce. Qui, dès lors, est finalement aussi sombre que cocasse, en
un mélange qui passe ici très heureusement la rampe.
Sur le choc des cultures, le cinéma commercial, la recherche de
rentabiité qui mène le monde et peut conduire à la tragédie, la charge
est joyeusement féroce, mais la pièce sait avec élégance mêler les
larmes au rire. Quant aux deux comédiens, ils ont pour nom Eric
Métayer (c'est le petit) et Christian Pereira (c'est le grand), ils se
déchaînent, tout à tour drôles, touchants, cyniques, jeunes ou vieux,
et déchaînent les applaudissements. A juste titre : ils sont,
vraiment, stupéfiants.
Eric Métayer et Christian Pereira réalisent une performance
ébouriffante !
ANNIE COPPERMANN |