Le 4 Avril 1914, 4h du matin, à Gia Dinh, dans une banlieue de Saïgon, une petite Française pousse son premier cri. Son père, Henri Donnadieu, natif du Lot et Garonne, est professeur de mathématique. Sa mère Marie Legrand, fille de fermiers du Pas de Calais, enseigne le calcul et la grammaire française aux petits Anamites.

Proposition du directeur de l'enseignement au Gouverneur de
Cochinchine en faveur de M. Donadieu, 28 juin 1905
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Troisième rejeton de la famille, Marguerite a deux grands frères Pierre, cinq ans, le préféré de sa mère, et Paul né en 1912. Encore un bébé. Bien noté de ses supérieurs, Henri est nommé directeur de l’enseignement primaire à Hanoi puis à Phnom Penh en janvier 1921. La résidence de fonction qui lui est attribuée est plus que confortable. La villa est spacieuse, entourée d’un grand parc aux essences rares. Les enfants s’amusent comme des petits fous ayant domestiques à leur disposition.

La famille Donadieu, les élèves et professeurs du
collège du Protectorat d'Hanoï dont Henri Donadieu est directeur
(photo DR)
Coll. part.
Malheureusement, ce bonheur sera de courte durée. Henri, de santé précaire, est transporté d’urgence en France où les médecins diagnostiquent un état général déplorable. À la dysenterie chronique s’ajoute une double congestion pulmonaire. Henri est en train de mourir. Son épouse restée au Cambodge avec les enfants apprend le décès par télégramme, le 5 décembre 1921. Devant les lenteurs de l’administration qui rechigne à lui régler sa pension de veuve, elle demande un congé pour se rendre en métropole.
Marguerite a huit ans, elle découvre la France si différente de la Cochinchine. Marie et ses enfants s’installent dans la maison de Pardaillan, Le Platier, héritage de son mari, à quelques kilomètres du bourg de Duras.
En juin 1924, le congé de Marie terminé, la famille doit retourner au Cambodge. Il n’est plus question d’habiter la superbe villa de Phnom Penh.. L’institutrice Donnadieu obtient un nouveau poste à Vinh Long sur le Delta du Mékong.

Mme Donadieu et ses enfants, Hanoï 1919-1920
« La photo du désespoir » dira Marguerite.
(photo DR)
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Pour Marguerite, petite fille de dix ans, la vie est très différente de celle qu’elle a connue à Hanoï ou à Phnom Penh. Ici c’est la nature dans toute sa luxuriance, le paradis des oiseaux fabuleux, la brousse inviolée, le fleuve dominateur. Quoique directrice de l’école des filles, les appointements de Marie sont minces et elle rêve d‘être riche. Elle rêve ! Elle n’a plus aucune autorité sur ses fils devenus des adolescents. À la maison ce ne sont que scènes et cris, Marguerite est terrorisée. Et pourtant dans cette ambiance de furie et d’agressivité, l’écolière travaille bien et obtient son certificat d’études avec les meilleures notes de toute l’Académie. Elle trouve refuge dans la lecture. Elle dévore les romans de Delly et découvre le théâtre grâce aux pièces éditées dans la Petite Illustration.
Cinq ans après le décès de son époux, Marie perçoit enfin le premier versement de sa pension de réversion. Elle décide de faire fructifier son avoir pour enfin devenir riche. L’occasion lui est offerte: le gouvernement français permet la vente de terrains et offre gratuitement aux acquéreurs la concession de trois cents hectares de terre au bord du Pacifique. Elle se lance dans l’aventure et devient propriétaire d'une terre dont les récoltes vont faire sa fortune. Rêve insensé qui se transformera bientôt en cauchemar. Marguerite accusera plus tard : « On a vu cette femme arriver seule, veuve sans défenseur, complètement isolée et on lui a collé une terre inutilisable. Elle ignorait complètement qu’il fallait soudoyer les agents du cadastre pour avoir une terre cultivable. On lui a donné une terre envahie par l’eau pendant six mois de l’année. Elle a mis dedans vingt ans d’économie » .

(photo DR)
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Dans l’attente de revenus mirobolants, Marie poursuit sa carrière d’enseignante et pourtant la gêne s’installe chaque mois davantage au foyer de la directrice d’école. Les frais d’aménagement de la concession et plus précisément de sa défense contre l’océan sont considérables et inefficaces. Barrages de sacs de sable et rondelles de bois sont emportés par les flots. A peine a-t-on colmaté une brèche ou surélevé un muret que par une fissure nouvelle, une vague énorme déferle sur la terre meuble, la transforme en boue et marécage noyant les plantations. C’est une désolation. Marie ne fait plus face à ses dépenses. Enseignante le jour, pianiste accompagnatrice de films muets le soir, elle s’est fait engager à l’Eden Cinéma pour quelques piastres. Au bout de deux longues années d’efforts et de travaux inutiles, Marie admet son infortune et au prix d’une grave dépression nerveuse, admet enfin qu’elle est ruinée.
1929, Marguerite a quinze ans, elle entre au lycée de Saïgon pour y préparer son bachot. Elle est fière. Elle a une revanche à prendre sur ses compagnes que le chauffeur des parents vient attendre à la sortie des classes. Marguerite, elle, rentre seule à pied. Quelle humiliation! Mais un jour, elle arrive au lycée un diamant au doigt. Bientôt on l’aperçoit en ville dans une superbe limousine, assise auprès du conducteur, un indigène très élégant, vêtu à la française. C’est Léo, c’est l’Amant. Marie est au courant de cette relation, elle y est consentante. « Tu peux faire ce que tu veux, sauf coucher » dit-elle à sa fille. Celle-ci ne sait pas encore ce que veut dire « coucher ». Elle est petite, maigrichonne, le teint mat, elle a des tresses, des taches de rousseur , mais elle est de race blanche et pour Léo c’est très valorisant . En secret, Marie se sent soulagée: l’intrusion de Leo dans le foyer change tous ses plans. Marguerite en est consciente: « Dès qu’on connut le montant de sa fortune, il fut décidé à l’unanimité que Léo paierait les chettys ( prêteurs), financerait diverses entreprises ( une scierie pour mon frère cadet, un atelier de décoration pour mon frère aîné ) et « si tu pouvais ne pas l’épouser » disait ma mère ce serait mieux, il est tout de même indigène... »
Alors que l’adolescente, source de revenus, bonne fée du logis, devrait être chouchoutée par les siens, elle est battue par une mère dépressive et par un frère aîné qui ajoute aux coups les injures les plus salaces. La situation ne peut plus durer. Ce sera le père de Léo qui y mettra fin. Il interdira à son fils de poursuivre sa liaison onéreuse et déshonorante. Marie accepte la rupture moyennant finances.
Les Lieux de Marguerite Duras Entretiens avec Michelle Porte. Editions de Minuit 1977
Archives de l’IMEC, texte repris par Laure Adler dans son ouvrage Marguerite Duras, ed. Gallimard 1998.
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