THEATRE
par ARMELLE HELIOT
" Mort accidentelle d'un anarchiste ", de Dario Fo
Un irrésistible chef-d'œuvre
II n'aurait écrit que cette pièce qu'il aurait mérité ce prix Nobel qui lui valut tant de quolibets ! L'auteur de "Mistero Buffo " sait dépasser le théâtre militant pour donner une ampleur universelle aux faits qu'il dénonce. Dix-sept ans après la création du spectacle, au théâtre La Bruyère, Jacques Echantillon le reprend avec, toujours aussi éblouissant, Jean-Jacques Moreau dans le rôle du justicier.
REPRENDRE, dix-sept ans après dans le théâtre même où on l'avait créé, et avec une partie de la distribution de l'époque, un spectacle, c'est prendre un risque. Et ce n'est pas sans une légère appréhension que l'on s'est rendu au La Bruyère. "Mort accidentelle d'un anarchiste ", qui avait été le premier succès du règne de Stéphan Meldcgg, demeurait comme un événement dans nos mémoires.
Eh bien, autant le dire immédiatement, la pièce qui date de 1970 n'a pas pris une ride et la mise en scène de Jacques Echantillon, qui date de 1983, est d'une fraîcheur intacte. Quant au comédien principal, Jean-Jacques Moreau, il est toujours éblouissant ! C'est une bonne nouvelle dans une saison un peu morne. Une bonne nouvelle que ce spectacle où chacun trouvera son bonheur. Dario Fo s'est inspiré d'un fait divers tragique de la réalité italienne de la fin des années soixante : l'affaire Pinelli. Des attentats ensanglantent l'année 1969. Des groupes d'extrême gauche sont accusés et, une nuit un cheminot anarchiste du nom de Pinelli, se tue en tombant du 5° étage de la préfecture de Milan où il était interrogé. Les journalistes démontrèrent qu'il ne s'agissait en rien d'un accident ou d'un suicide et que les attentats étaient plutôt à imputer à l'extrême droite.
Dario Fo s'empara aussitôt de ce crime politique pour écrire cette farce extravagance dans laquelle il campe des personnages qu'il ne ménage pas, dont il outre les traits, mais qui sont d'un effet saisissant.
Très bien traduite par Valeria Tasca, la comédie file à vive allure et la mise en scène, pleine d'imagination, de Jacques Echantillon, se déploie à merveille dans le décor d'Alain Tenenbaum qui signe également les costumes. Tout le monde suit ce rythme proche du délire : Stephan Meldegg dans le costume blanc d'un préfet plus qu'embarrassé, est parfait. Olivier Lefêvre prête sa silhouette amusée à un personnage burlesque. Rémy Kirch et Michel Frontin, excellents l'un comme l'autre, s'affrontent pour notre plus grand plaisir ; ils ont des rôles difficiles car ils doivent être vraisemblables tout en jouant le jeu de la farce débridée. France Darry, émouvante et juste, joue les journalistes qui en savent beaucoup avec efficacité.
On ne vexera pas ses camarades en disant que sans Jean-Jacques Moreau, tout ce vertigineux enchaînement ne tournerait pas si bien. Quel acteur ! C'est un Arlequin allumé, un magicien qui incarne ce justicier manipulateur avec un brio qui enthousiasme. Jean-Jacques Moreau a ce don particulier : il ne lâche jamais le fil de l'émotion dans les situations les plus invraisemblables. Il est l'encre même de Dario Fo. Il accomplit la puissance dévastatrice du texte. C'est remarquable.
C'est du théâtre politique, du théâtre agit-prop. Mais c'est d'abord la grande pièce d'un Molière de notre temps, un Molière italien servi par des comédiens brillants et l'exceptionnel Jean-Jacques Moreau.
Théâtre La Bruyère, à 21 h du mardi au samedi et le dimanche à 17 h (01 48 74 76 99)