Bouffonnerie décapante
MORT ACCIDENTELLE D'UN ANARCHISTE de Dario Fo
Avec Jean-Jacques Moreau, France Darry, Michel Fortin, Rémy Kirch, Olivier Lefèvre, Stephan Meldegg.
Dans un commissariat de police, un fou rend fou les ripoux auteurs d'une vilaine bavure. Reprise brillante d'une farce délirante d'un baladin militant, prix Nobel de littérature il y a deux ans. Une insolence roborative, et un formidable interprète. Théâtre La Bruyère, 07.48.74.76.99.
Voilà qui change du train-train théâtral. Voilà, c'est rare, de l'hénaurme, de l'insolence joyeuse et sans complexes. Voilà, en un mot, qui fait rire, et intelligemment. Rare, et réconfortant. Dans la grisaille hivernale, un coup de soleil insolite, et bienvenu. On le doit à Stephan Meldegg, qui accueille la pièce en son théâtre la Bruyère, cédant pour une fois la place de metteur en scène au vieux routier inspiré Jacques Echantillon, qui l'y avait créée en 1983, mais s'offrant le plaisir d'y interpréter lui-même, en costume blanc et chaussures bicolores, un rôle...pas vraiment sympathique. On le doit surtout à un auteur, italien, en quelque manière exceptionnelle : Histrion, dramaturge, chanteur, acteur, militant (aujourd'hui sympathisant des "refondateurs communistes"), créant et jouant ses propres farces parfois jusque dans les usines, Dario Fo a tout d'un trublion, héritier de la commedia dell'arte et d'une tradition d'insolence forte peu académique. Et pourtant... il a obtenu, il y a deux ans, le prix Nobel de littérature. A la surprise générale, et en coquetterie avec le Vatican. Couronné pour avoir,
"dans la tradition des bateleurs médiévaux, fustigé le pouvoir et restauré la dignité des humiliés". On ne saurait mieux dire. On ne pourrait trouver mieux à faire que d'aller, aujourd'hui que le jury suédois l'a dédouané, en quelque sorte, de son aura naguère vaguement sulfureuse, rire et... réfléchir à sa "Mort accidentelle d'un anarchiste ", où en effet les corps constitués y sont assez joyeusement moqués, voire attaqués. Car cette pièce écrite en 1970 n'a rien perdu de sa saveur : bavures policières, dossiers enterrés, manipulations de la justice et des politiques, rien ici n'est vraiment démodé ! Mais rien n'est pesant, non plus :
"C'est en mélangeant le rire et la gravité qu'il a fait prendre conscience des abus et des injustices de la vie
sociale", soulignaient les Nobel à propos de l'auteur. Et il est vrai qu'on rit parfois comme à guignol, et sans regrets.
Des comédiens irrésistibles
Nous sommes, pourtant, dans un commissariat de police, celui-là même où, il y a quelque temps, un cheminot anonyme, mais étiqueté anarchiste, s'est défenestré. Suicide, a conclu l'enquête. On l'interrogeait à la suite d'un attentat terroriste, une bombe, jetée dans une gare, justement, et qui avait fait des morts... Dossier enterré .. que vient exhumer l'homme que le commissaire qui le détient est en train d'interroger.
Drôle d'oiseau : il en est à sa seizième interpellation, au moins, mais on ne peut jamais rien contre lui : il est fou. Son dossier médical l'atteste. Fou comme ces fous que jadis les rois tenaient auprès d'eux, pour raison garder. Fou d'une logorrhée apparemment délirante, mais assez logique finalement... Fou, surtout, de justice...
Tout au long de la pièce (qui met juste un peu de temps à démarrer), cet irrésistible Frégoli, se muant successivement entre autres en médecin, professeur, juge d'instruction, et vieille baderne borgne et unijambiste, avec les intonations adéquates, rend... fous ses interlocuteurs mais finit par les confondre. Le tout sur fond de gags permanents. C'est gros. Mais Fo et Echantillon emportent le morceau tans la mécanique est bien réglée comme un Feydeau noir et rouge (ce sont les couleurs du rideau de scène signé Cabu), et servie par une brochette de comédiens irrésistibles au tour du formidable Jean-Jacques Moreau, ludion infatigable, magicien de la pirouette, bouffon rigolard, qui sait rester léger dans la parodie. Excessif. Caricatural ? Joyeux, décapant, et nobelisé. Alors !
ANNIE COPPERMANN